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L’émotion et ses intuitions

Publié chez l’Harmattan dans le cadre des universités d’été de l’AIGS

Faut-il se méfier de nos émotions ? Voilà sans doute la plus grande question que nous nous posons quand elle se présente à nous. Une décision « émotionnelle », c‘est une décision irrationnelle. Face à une personne au tempérament « émotionnel », nous sentons que nous allons devoir gérer ses réactions émotionnelles qu’elle-même est incapable de gérer. Nous avons en effet tous cette impression que nos émotions nous écartent de la raison tandis que le rationnel porte les décisions les plus sensées. Et pourtant, pouvons-nous pour autant écarter l’émotion de nos vies ?

Il est vrai qu’émotion est souvent synonyme d’impulsivité. Au départ de tous les actes de violence, il y a une sensation brulante qui embrase notre corps et le pousse à relâcher l’excès de tension. Nous devenons irritables, réactifs, notre esprit scanne toutes les injustices et les agressions potentielles, etc. Pour éviter l’explosion, nous nous tournons alors vers la raison.

C’est en effet un bel outil que nous avons à notre disposition et que l’observation de notre cerveau par la neuropsychologie a confirmé. L’activation de notre cortex, siège de la pensée, capable d’organisation et de réflexion, a pour conséquence d’inhiber le reptilien et le système limbique, deux parties de notre cerveau responsables de nos réactions émotionnelles. En d’autres termes, penser à froid évite de réagir à chaud. La célèbre expérience du Marshmallow de Walter Michel a longuement étudié ce processus. On met un enfant face à une friandise et on lui propose un choix. Il peut soit la manger tout de suite, soit attendre le retour de l’expérimentateur – on ne sait combien de temps il sera parti – et, pour le féliciter de sa patience, il recevra alors une friandise supplémentaire. C’est donc un plaisir immédiat ou un plaisir plus grand mais à plus long terme. Les enfants – aspirant tous à manger deux marshmallows – entrent alors dans une expérience difficile consistant à contrôler leur envie de le dévorer sur le champ en vue d’obtenir la récompense. Cette capacité est la maitrise de soi. Et les nombreuses données de cette expérience ont montré à quel point cette compétence, basée sur notre capacité à favoriser l’esprit sur l’émotion, est importante et corrélée à une meilleure réussite personnelle et professionnelle.

Rationnaliser nos décisions, attendre 24h avant de répondre à un mail conflictuel, tourner sept fois la langue dans sa bouche avant de parler, respirer avant d’agir, etc. Toutes ces stratégies nous apprennent à mieux gérer nos émotions, une des cinq compétences émotionnelles.

La biodiversité de nos émotions

Lorsque nous focalisons notre attention sur la gestion des émotions, nous parlons avant tout d’émotions négatives qu’il convient de contrôler pour éviter qu’elles ne prennent le dessus. Pourtant, notre paysage émotionnel est plus vaste et le bonheur ne signifie pas simplement faire disparaitre ces émotions négatives au profit de la joie. La colère, la peur et la tristesse, quand elles trouvent leur place dans notre vie, sont nécessaires à notre épanouissement. Faisons le point sur ces émotions de base :

La colère

La colère est surtout connue pour sa tendance à générer des conflits. Même s’il est vrai que des difficultés de communication peuvent nous pousser dans une certaine violence, il faut y voir l’échec de notre colère car, si nous explosons, c’est parce qu’elle a manqué de force et d’ancrage. En effet, la colère est le porte-étendard de nos valeurs et de notre identité. Elle s’active dès que nous ne nous sentons pas respectés ou reconnus dans ce qui est important pour nous. Quand elle est alignée sur une bonne connaissance de soi, elle peut alors s’exprimer sans violence. L’énergie qu’elle libère nous aide à communiquer quand nous avons besoin d’être entendu ou à agir pour tenter de changer les choses. Sans colère, nous vivrions dans un monde sans valeur, sans personne pour défendre la dignité de tous et combattre les injustices. Sans colère, nous habiterions en fait une terre de violence.

C’est donc une émotion à préserver et à protéger chez nos jeunes car elle leur permettra de devenir les humains qu’ils sont destinés à être et à devenir proactifs dans le développement de leur système de valeurs, de leur culture et de leur identité.

La peur

La peur est une émotion physiquement désagréable. Nous ressentons l’oppression, la boule au ventre, la gorge nouée, etc. Ces sensations, difficiles à endurer, nous amènent parfois à la percevoir comme menaçante. Mais considérer la peur comme un danger est hélas son plus grand piège car une peur que l’on évite deviendra vite une phobie. La peur n’est pas dangereuse, au contraire. Elle fonctionne comme un radar qui détecte toutes les menaces présentes ou futures potentielles et réalise des scénarios catastrophes qu’elle nous présente en format vidéo. Nous pouvons littéralement voir dans notre tête les conséquences de telle ou telle action. C’est donc une émotion très sécurisante à partir du moment où on la perçoit comme une lanceuse d’alerte nous permettant de nous préparer au mieux. Une personne sans peur est une personne qui va échouer car elle n’anticipera jamais les difficultés à surmonter.

La prise de conscience des crises climatiques et sociales que traverse notre société génère de nos jours de plus en plus de peur quant à notre avenir et, par conséquent, on peut observer que les actions pour tenter de changer les choses se multiplient. La peur est une émotion qui rend les hommes plus responsables de leur futur en les aidant à protéger leur sécurité et l’aboutissement de leurs projets.

La tristesse

En travaillant dans le milieu social, nous avons tous plus ou moins le désir de soulager une partie de la souffrance humaine. Pourtant, si la souffrance s’accompagne souvent de tristesse, être triste ne signifie pas souffrir. Dans le cas de la perte – que ce soit un être cher, un lieu, un projet – nous avons besoin de temps pour reconstruire notre vision du monde et notre vie pour y intégrer cette absence. La tristesse nous offre ce temps en maintenant un lien subjectif avec l’objet perdu. Quand nous sommes tristes, l’autre n’est pas complètement parti. C’est d’ailleurs pourquoi nous avons tendance à maintenir cet état mélancolique en écoutant certaines musiques ou en regardant certaines photos nostalgiques. En d’autres termes, elle maintient l’amour.

Si la douleur est donc causée par la perte, la tristesse apparait alors pour rétablir la chaleur du lien et ce à deux niveaux. Au niveau relationnel, son expression resserre les liens avec ceux que l’on aime. Nous observons ainsi souvent cet instinct grégaire de rassemblement dans les périodes de deuil. Elle permet également un alignement sur notre identité. Des personnes en burn-out, c’est-à-dire en complète perte de sens vis-à-vis de leur vie professionnelle, décrivent souvent cette sensation d’être « à côté » d’elles-mêmes et peuvent ressentir cette tristesse témoin d’une partie oubliée de leur personnalité ne trouvant pas sa place dans leur vie. La tristesse est donc la gardienne des clés de notre humanité. Elle rétablit la connexion à nous-mêmes et à l’autre quand celle-ci est rompue.

La joie

Plus qu’une émotion plaisante à ressentir, la joie est un trésor de bienfaits pour notre santé physique et notre bien-être. D’une certaine manière, toutes les émotions négatives ont pour mission de ramener la joie au centre : la colère en rectifiant la situation, la peur en appelant à la sécurité et à la confiance et la tristesse en reconnectant notre identité profonde. La ressentir régulièrement est nécessaire à notre équilibre.

Mais la joie n’est pas seulement bonne pour nous, elle est aussi utile. D’un point de vue mental, en orientant notre attention et l’accessibilité à une partie de notre mémoire, elle va favoriser la créativité et l’apprentissage. Au contraire de la colère ou de la peur dont l’action resserre notre concentration sur les difficultés rencontrées afin d’y répondre efficacement, la joie ouvre notre réflexion, multiplie nos pensées de manière arborescente et aide notre regard à embrasser la globalité. Du côté relationnel, la joie est un facilitateur majeur des rencontres et du partage. De bonne humeur, nous pouvons facilement ressentir la fluidité et le plaisir à découvrir l’autre dans sa différence. Enfin, réagissant à la satisfaction de nos besoins et valeurs, la joie est le GPS de notre vie qui confirme à chaque fois que notre chemin prend une direction chargée de sens. Isabelle Filliozat qualifie à juste titre la joie d’émotion du « sens de la vie ».

L’émotion, une rationalité supérieure

Considérer l’émotion et la raison comme deux forces opposées est aujourd’hui dépassé. Les avancées des neurosciences ont largement déconstruit cette idée, notamment grâce aux travaux d’Antonio Damasio, neurologue et auteur de « L’erreur de Descartes » (Damasio, 1995). Il a démontré que l’émotion et la raison ne sont pas deux chemins différents de la réflexion et de la prise de décision mais plutôt deux étapes d’un même processus. L’émotion, née au cœur de notre cerveau, en est la première étape. Elle est directement reliée à nos perceptions externes et à notre intériorité. L’émotion est à comprendre comme un message, fruit de nombreux traitements d’informations inconscients et complexes. Garder le contact à nos émotions, c’est donc ouvrir le champ de nos perceptions et les enrichir de notre expérience.

Un instrument de précision

Mettons les émotions de côté un instant pour entrer dans un autre sujet : le mensonge. La vérité est aisément transformée dans les mots. Le langage verbal nous permet de dire à peu près tout ce que l’on veut. Cependant, tenir un mensonge, notamment quand les enjeux sont importants, nécessite une puissante maitrise de toutes les informations non-verbales que l’individu peut transmettre à son insu. C’est autrement plus compliqué. Un tel contrôle n’est d’ailleurs pas possible totalement et implique souvent certaines « fuites » du mensonge : une partie de notre corps qui, le temps d’un instant, trahit.

La recherche en psychologie criminelle a exploré cette question afin de former certains professionnels à la détection de la tromperie. De nombreux canaux de communication peuvent être impliqués dans la détection du mensonge : le langage non-verbal du corps, les expressions faciales, le langage verbal ou nos réactions physiologiques. Mais la complexité de la détection du mensonge est qu’aucune de ces observations ne peut être un indice suffisant pour valider qu’il y a effectivement tromperie. Dr Stephen Porter et Leanne ten Brinke (Porter & ten Brinke,  2010) préconisent de prendre en compte la totalité de ces informations et leurs interactions afin d’espérer tirer une conclusion sur la véracité d’un discours, ce que même des professionnels formés à la détection des signes de tromperie peinent à réaliser (Vrij, 2008).

Dr Leanne ten Brinke a décidé d’explorer cette question sous un angle particulier en se demandant si nous sommes capables de détecter inconsciemment les menteurs. Pour ce faire, elle a mené en 2014 une expérience interpellante (Leanne ten Brinke, 2014). Des individus ont visionné un interrogatoire où une personne accusée de vol prétendait être innocente. Dans certains cas, c’était un mensonge, dans d’autres la vérité. L’individu était ensuite invité à réaliser une tâche simple et chronométrée qui consistait à classer une série de mots tels que « cacher », « honnêteté » ou « trahir » en deux catégories : vérité ou mensonge. Les résultats ont montré que les individus confrontés à un menteur, avaient tendance à classer plus rapidement les mots de la catégorie mensonge et inversement. Cette influence montre que notre cerveau est bien capable de décoder spontanément l’entièreté des informations verbales et non-verbales perçues, de les connecter entre elles et d’évaluer s’il y a eu mensonge.

Si notre attention consciente n’est capable de se concentrer que sur une chose à la fois, les traitements inconscients de nos perceptions sont massifs, automatiques et réalisés en parallèle. En d’autres termes, nous sommes bombardés d’une quantité impressionnante d’informations parfois très fines que les parties non-conscientes de notre cerveau assimilent directement. Notre conscient n’étant pas capable de gérer tous ces signaux, il doit en filtrer les messages. L’émotion est le porte-parole de ces traitements inconscients et peut nous livrer une synthèse complète de ces perceptions ou même de réagir sur un détail pertinent.

Les origines du big-data

L’intuition est un objet de recherche qui interpelle la psychologie cognitive. Gary Klein s’est intéressé plus spécifiquement aux décisions intuitives prises dans un contexte d’extrême urgence. Dans son livre « Sources of power » (Klein, 1998), il décrit une situation racontée par un capitaine de pompier. Celui-ci intervient auprès d’une maison sans étage dont un feu s’est déclaré dans l’arrière-cuisine. L’équipe entre jusque dans le salon avec les lances et tente de l’éteindre. Après plusieurs tentatives infructueuses, le capitaine est mal-à-l’aise. Il sent que quelque chose cloche. Il finit par appeler son équipe et leur ordonne de sortir de la maison sur le champ. Décision heureuse car l’instant suivant, le sol du salon s’effondre. Le foyer de l’incendie se trouvait en fait sous la maison, dans une cave dont il ignorait totalement l’existence. Il n’avait pas conscience des détails qui suggéraient ce qui se tramait : la chaleur inhabituelle du salon et l’absence du bruit typique d’un incendie.

Dans son modèle de prise de décision sur la première constatation, Gary Klein explique la mécanique de ces intuitions. Les capitaines de pompier sont des professionnels expérimentés. Le cerveau rassemble l’ensemble de nos expériences et construit des modèles qui lui permettent d’analyser rapidement des situations, de repérer certains détails et anomalies invisibles aux yeux d’un novice et offrent une série de réponses possibles au problème rencontré. L’intuition apparait quand la réalité ne concorde pas à ces schémas transmettant alors une forte sensation que « quelque chose ne colle pas ».

A nouveau, l’émotion se fait le porte-parole de l’intuition. Non seulement elle nous transmet des perceptions très fines de la situation qui nous entoure mais elle est également capable de les analyser de manière quasi immédiate au travers de notre expérience. La quantité d’opérations mentales que cela représente s’apparente à un véritable Big data que notre cerveau conscient et rationnel serait incapable de gérer. Fort heureusement, tel n’est pas son rôle.

De l’émotion à l’intelligence émotionnelle

Nos émotions sont à l’image de Cassandre, princesse de Troie issue de l’Iliade. Apollon en tomba amoureux et, pour la séduire, lui offrit le don de prophétie. Mais Cassandre repoussa ses avances. Vexé mais ne pouvant lui reprendre ce qu’il avait donné, Apollon lui jeta une malédiction. Elle pourrait certes prédire l’avenir mais serait privée de la capacité de convaincre. C’est ainsi qu’elle annonça la guerre de Troie, la mort de Hector ou même la défaite de Troie s’ils accueillaient au sein de la cité le gigantesque cheval de bois resté sur la plage une fois l’armée grecque disparue. Mais personne ne l’écouta.

Voilà la métaphore de nos émotions. En contact avec des intuitions fulgurantes, on a en revanche rarement vu messages plus confus. L’émotion s’exprime par des expressions faciales, des sensations corporelles et subjectives – boule au ventre, malaise, légèreté, etc. – et des incitations à l’action. Elle nous dit comment nous devrions réagir – attaquer pour la colère, fuir pour la peur, s’arrêter pour la tristesse, etc. – mais elle ne dit pas pourquoi… Sans analyse de la situation par notre raison, l’émotion s’apparente à une pulsion aveugle. Ces réactions impulsives sont d’ailleurs souvent violentes et immorales. C’est pourquoi il est si difficile de faire confiance à nos émotions.

Voilà l’attitude à développer pour atteindre l’intelligence émotionnelle. Tout d’abord, il s’agit d’ouvrir la porte à nos émotions et de les accueillir avec bienveillance. C’est une étape de pleine conscience consistant à observer sans jugement et sans chercher à comprendre. Notre raison peut alors prendre le relais et imaginer les éléments que nous avons inconsciemment perçus et leurs interactions avec notre système de valeurs. Mais si notre mental est capable de générer des hypothèses, c’est l’émotion qui pourra en confirmer ou non la pertinence. Au fil de ses réflexions, une attention sera donc maintenue sur l’émotion afin d’observer ses réactions. Il arrive, par exemple, que la colère et l’agressivité d’un conflit se transforment soudainement en tristesse dès que l’on parvient à nommer précisément nos besoins. Si la tension reste, c’est que notre mental n’a pas encore compris ou rétabli la justesse de la situation.

Le rôle de la raison est donc de servir la crédibilité de l’émotion en comprenant son message et en le transformant en action efficace. Passer de l’émotion à l’intelligence émotionnelle, c’est permettre à l’émotion et la raison de trouver chacune leur place afin qu’elles travaillent en synergie. Parce que l’émotion sans raison est une compulsion et que la raison sans émotion tourne vite en rond, chacune doit comprendre qu’elle est indispensable. Alors seulement, notre cerveau pourra cesser de lutter contre lui-même et nous pourrons découvrir ce dont nous sommes capables dès que nous sommes en harmonie avec nous-mêmes : des êtres aux valeurs humaines positives et aux intuitions précises.